Je me souviens de la jeune mère que j’ai été : pleine de bonnes intentions et déterminée à être la maman fabuleuse et parfaite dont je rêvais. Il n’arriverait rien de grave. J’étais pleine d’illusions à propos de mes capacités, de la vie, des enfants et de tant d’autres choses! Pleine d’illusions sur ma capacité à protéger les enfants. Aujourd’hui je sais qu’il faut beaucoup d’illusions pour faire des enfants et qu’il faut accepter de renoncer à chacune d’elles pour devenir le bon parent qui nous habite.
Qui dira la douleur qui accompagne ces renoncements?
Tout allait bien, rien de grave…
J’avais alors trois enfants et tout allait bien. Ça veut dire qu’il n’y avait pas de drame majeur; pas de paralysie cérébrale, pas de mort subite du nourrisson, pas de diabète juvénile et que sais-je encore! Même pas de troubles d’apprentissage ni de déficit d’attention! Tous ces dangers qui guettent nos enfants et dont les médias nous abreuvent avec force détails. J’avais parfaitement réussi à protéger les enfants. Il n’arriverait rien de grave. Tous ces pièges qui n’attendent que notre inattention, semble-t-il, pour se refermer sur une famille. En ce siècle le plus sécuritaire de toute l’histoire de l’humanité, les parents n’ont jamais autant tremblé et ne se sont jamais autant agités et inquiétés pour la santé et la sécurité de leurs enfants.
J’avais trois enfants et tout allait bien. J’avais la conviction d’être une bonne mère. Je les ai tous allaités plus de deux ans, j’utilisais des couches de coton, je faisais des purées maison. J’avais même été à l’université pour apprendre tout du développement de l’enfant! J’ai cofondé une école alternative pour que mes enfants aient une éducation riche et féconde. Tout cela ne faisait-il pas de moi une mère qui fait tout pour protéger les enfants ?
Faire tout ce qu’il faut pour protéger les enfants
J’avais trois enfants et j’avais la conviction que si je faisais bien mon travail de mère, il n’arriverait rien de grave. Peut-être bien un bras fracturé ou un gros chagrin d’amour à l’adolescence… mais si j’étais attentive et engagée, j’étais certaine qu’il ne leur arriverait rien de dramatique. Je croyais que cela dépendait de moi, de mes qualités de mère, de ma vigilance. J’offrais les bons jouets, les bonnes activités; je leur lisais les bons livres et leur enseignais les bonnes choses.
J’étais tellement une bonne mère que j’écrivais sur la job de mère dans un magazine depuis déjà plus de dix ans; j’en faisais des chroniques à la radio et à la télé. On me demandait mon avis sur toutes les questions d’éducation et de développement de l’enfant, autant sur les tribunes publiques que dans les conversations privées. On m’avait même souvent demandé comment protéger les enfants.
J’avais trois enfants de onze ans, sept ans et quatre ans. C’était un après-midi de février qui avait laissé une nouvelle bordée de neige. Je pelletais l’entrée de garage pendant que mon plus jeune jouait dans le fort de neige que nous avions construit. Un ciel bleu. Un lundi. C’est fou comme les détails restent clairs et puissants quand on repasse le film des événements… J’ai retrouvé mon bébé de quatre ans en arrêt cardio-respiratoire, enseveli sous l’amas de neige qu’était devenu le fort effondré.
… Et se rendre compte que c’est impossible.
Il n’y a rien qui nous prépare à cela. Aucun livre, aucune recommandation d’experts, aucune politique gouvernementale. Aucune de mes convictions; aucun de mes diplômes universitaires.
Je l’ai tiré de là si fort que j’ai abîmé son épaule.
Je l’ai réanimé. Il s’est mis à pleurer et jamais ses larmes ne m’ont donné autant de joie.
Ô la longue chute de la mère attentive et engagée! Je n’avais pas réussi à protéger les enfants de tout.
J’ai dû avancer sans m’arrêter sur le chemin de la vérité à propos de mes limites. Accepter que je ne leur éviterais pas toutes les douleurs ni toutes les souffrances. Ni même la mort. Parce que c’est impossible. Je n’ai pas le pouvoir de les protéger de tout. Cette cruelle vérité n’est-elle pas d’une simplicité désarmante? Ma job de mère consiste à leur apprendre à vivre, en assumant pleinement les risques que cela implique. Vivre avec la possibilité que les choses tournent mal. Et qu’on ne puisse pas protéger les enfants.
Et quand elles tournent mal, choisir quand même de vivre.
Il arrivera des choses
Depuis l’accident de Jérémie, je cultive le courage d’affronter les obstacles plutôt que la peur d’en rencontrer; l’enthousiasme pour nos projets plutôt que l’anxiété de les voir tourner mal; la force de me relever et la foi dans la Vie. J’embrasse à bras-le-corps cette grande aventure, avec tous ses aléas, toutes ses incertitudes. Je sais maintenant que c’est sans doute cela, protéger les enfants. C’est beaucoup plus utile pour vivre pleinement, libre et debout dans la lumière.
J’espère toujours qu’il n’arrive rien de grave à mes enfants. Je suis prudente. Mais je sais aujourd’hui que je ne les préserverai pas de tout. Il arrivera des choses. J’ai payé cher pour apprendre qu’un bon parent ne tente pas de leur éviter tous les obstacles. Un bon parent leur donne tout ce qu’il faut de force, de courage et de foi pour continuer de vivre pleinement après chaque obstacle, celui qu’on enjambe aisément comme celui qui nous terrasse.
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Merci. Je veux vivre debout dans la lumière, moi aussi.
Maintenant.