La pratique d’intervention sociale a-t-elle pour objectif de mettre fin à la douleur des personnes? La réponse n’est pas si évidente. Lors d’une formation que je livrais récemment la question a surgi et les avis étaient plutôt polarisés. Y a-t-il des bénéfices de la douleur ou est-ce un obstacle accessoire à la joie? Notre vision d’intervention inclut-elle la souffrance comme un état inhérent à la condition humaine ou non? Bref, dans notre rôle d’intervenant·e, qu’est-ce qu’on fait de la souffrance des personnes?
Avant de se demander si notre rôle consiste à faire disparaître la douleur des personnes, il est important d’explorer les bénéfices de la douleur. Itinérance, abus, mal de dents, violence domestique, solitude, accouchement, dépression, problèmes de santé mentale, deuil de parents et d’amis, difficultés financières, accident de la route, maladie chronique. La douleur fait partie de l’expérience humaine et prend bien des visages, physiques ou psychologiques. Qui peut déterminer laquelle est plus importante qu’une autre. La douleur est toujours une expérience subjective. C’est-à-dire qu’elle n’est pas seulement déterminée par le contexte extérieur, mais également par notre propre rapport à cette douleur.
Les bénéfices de la douleur
Dans notre culture de « satisfaction garantie et instantanée », réfléchir sur la douleur semble se réduire le plus souvent à chercher des moyens de la faire disparaître. Clairement, notre système de santé et de services sociaux n’envisage pas que la douleur puisse être utile parfois, et même quelquefois nécessaire, à la croissance et au développement. Pourtant, si on revisitait notre propre parcours, n’y trouverait-on pas des moments douloureux qui nous ont permis d’avancer ? La douleur nous a probablement permis de croître, de voir quelque chose qui nous était caché? Et j’ai la conviction que ces épisodes ont laissé une profonde empreinte sur notre pratique d’intervention sociale.
1. Nous sommes plus disponibles et attentifs.
La douleur nous oblige à porter notre attention sur le plus important. Elle nous oblige à nous arrêter. Le reste prend souvent le bord pour un moment ou pour plus longtemps. Nous sommes alors disponibles à voir notre vie, et nous-mêmes, d’une façon nouvelle. À envisager que les choses puissent être différentes de ce que nous avions cru jusque là. La douleur, physique ou psychologique, a le pouvoir de mobiliser toutes nos ressources sur une seule chose; la douleur est la sonnette d’alarme qui attire notre attention sur quelque chose d’important auquel nous ne faisions pas attention. Et là, nous sommes prêts à apprendre.
2. Nous devenons plus humbles.
La douleur nivelle toujours le terrain de l’humanité. Si nous nous étions crus exceptionnels, nous voilà ramenés à la réalité. Si nous avions tiré orgueil du fait d’être « capable tout seul », la douleur est alors porteuse d’un important message d’humilité. L’un des bénéfices de la douleur, c’est que nous sommes finalement obligés de reconnaître nos vulnérabilités et nos limites. Parfois, cette reconnaissance nous permet de devenir suffisamment humbles pour nous rapprocher des autres humains; pour se sentir appartenir au même immense cercle qu’est l’humanité. La douleur nous rappelle que nous y sommes tous et toutes sur le même pied : aucun d’entre nous n’est tout-puissant et notre volonté n’y est pas pour grand-chose.
3. Nous sommes poussés vers le changement.
Quand nous sommes tannés d’avoir mal, nous envisageons des actions pour changer ce qu’on peut changer dans cette situation douloureuse. C’est l’un des plus importants bénéfices de la douleur. Nous cherchons des façons de réduire la pression, de chercher un autre niveau à l’existence. Étonnamment, la douleur devient parfois ce levier qui permet à quelqu’un de se relancer pleinement vers un autre horizon. C’est le merveilleux malheur dont parle Cyrulnik, bien sûr. Notre pratique d’intervention sociale devrait tenir compte de ce levier.
4. Nous devenons plus empathiques.
Lorsque nous avons déjà éprouvé de la douleur, nous comprenons vraiment, bien que pas entièrement, ce que la douleur peut faire aux autres. Nous connaissons tous cet instant de profonde compréhension, de profonde connection, devant le récit d’une épreuve que nous avons nous-mêmes traversée. C’est ce qui nous aide à faire preuve d’empathie. Quand nous avons connu plusieurs épisodes de douleur au cours de notre vie, qu’elle ait été psychologique ou physique, notre vision du monde et de la vie change elle aussi; elle transforme au passage, petit à petit, notre rapport aux autres. Nous arrivons même à être capables d’empathie devant une expérience différente de la nôtre. Parfois même, devant quelqu’un qui est différent de nous. Cette empathie est également la base de notre pratique d’intervention.
Pratique d’intervention sociale: la douleur des autres?
Comment savoir si cette douleur est de celles qui nous permettent de nous développer davantage, ou bien un obstacle « inutile » à la satisfaction ? Je ne suis pas certaine de le savoir. Quelques pistes m’aident à y réfléchir cependant… Quel est mon propre rapport à la douleur en général? Quel effet a la douleur de l’autre sur moi ? Ces questions me permettent de mieux comprendre si je souhaite y mettre fin pour me soulager moi plutôt que la personne.
Qu’est-ce qui cause ou a causé cette douleur? Notre pratique d’intervention sociale a-t-elle aussi une part de responsabilité? Est-ce que les procédures de notre organisation sont à l’origine de la souffrance de la personne? Évidemment, si nous ou notre organisation avons une part de responsabilité dans la douleur de la personne (utilisation des mesures de contention pour s’assurer du fonctionnement de l’organisation, par exemple) alors il n’est pas surprenant que nous souhaitions la faire taire au plus vite. Car alors, elle est le rappel de notre responsabilité.
La douleur est une expérience subjective
Quelle évaluation fait la personne de sa propre douleur? Trop souvent, nous l’évaluons de notre point de vue (biais) sans vérifier. Alors, notre pratique d’intervention sociale colonise de plus en plus la personne avec notre propre vision de la douleur. C’est le cas quand on insiste auprès d’une femme qui accouche pour lui installer une péridurale. Comme on ne comprend pas pourquoi « elle endure cela », on est prêts à lui passer dessus en imposant « ce qui est le mieux pour elle ».
Quels sont les éléments systémiques dans la souffrance de l’autre? L’individualisme et le libéralisme ne cessent d’appauvrir les pauvres et de valider l’idée erronée que la pauvreté est la conséquence des choix individuels d’une personne. Les éléments systémiques ont donc beaucoup poids dans l’équation. La douleur des personnes devrait nous donner envie de chercher à améliorer notre société. Mais le plus souvent, nous faisons taire le bruit de la douleur des pauvres et des marginaux sans se questionner une seule seconde. Ça veut dire que parfois, les bénéfices de la douleur des personnes sont parfois pour les intervenant·e·s; pour le milieu, pour la communauté! finalement, notre pratique d’intervention sociale a le pouvoir de donner du sens à la douleur. Et c’est déjà ça.
Merveilleux. Je dois intervenir parfois auprès de personnes vivant un deuil (décès, mais aussi rupture, acceptation d’une maladie etc). C’est important d’aider la personne à surmonter cette épreuve, mais ça ne se fait pas à toute vitesse. La douleur fait partie du processus et on se doit se l’accepter. Bravo! J’ai lu votre texte 2 fois et je me le garde tout près. Merci
Merci Janick pour les mots si gentils! Je suis vraiment contente que les miens puissent être utiles aux humains! 🙂
Wow! J’en ai des frissons, j’ai reconnu l’état dans lequel beaucoup de parents entrent en contact avec nous et tes pistes de réflexions me feront effectivement réfléchir à ma propre approche mais aussi à celle de mon organisation. Merci
Merci Zoé de participer à la discussion!! Bien contente de voir que mon papier nous permet de réfléchir! 🙂