La misère du monde repose plus que jamais sur les épaules des soignantes. Lors d’une formation que je donnais il y a quelques jours à un groupe de travailleuses sociales, l’une d’elles a formulé le sentiment de tant d’autres: Oui, je veux bien accepter que je ne suis pas responsable de tous les sauver, mais qu’est-ce qui arrive quand je ne peux même pas faire le minimum? Quand il n’y a plus de ressources où les envoyer? Et qu’ il n’y a plus de services disponibles pour eux? Qu’on a coupé tous les budgets pour le support et le répit, qu’est-ce que je fais? À quoi je sers, quand toutes mes réponses sont des excuses pour expliquer pourquoi je ne peux pas les aider? Le sentiment d’impuissance est grandissant et tel qu’il dévore littéralement les ressources des intervenantes. Ça n’a rien à voir avec l’usure de compassion.
Une soignante épuisée, c’est une aidante dont la souffrance n’a pas été soulagée , ni même reconnue. Elle ne s’est pas levée un bon matin au bout de son rouleau. Non. Pendant des mois elle s’est levée chaque matin, avec un sentiment d’impuissance de plus en plus lourd. Tous les jours, elle a cherché le sens de son travail dans les lambeaux de ce qui en restait. Mais chaque décision politique et organisationnelle qui faisait obstacle au déploiement de ses compétences a transformé en plomb tout l’or de son enthousiasme, de son espérance, de son idéal.
Un rôle déshumanisé
Il ne s’agit pas d’usure de compassion, tout simplement parce que ce n’est pas leur compassion qui est usée, c’est leur sentiment de pouvoir agir et remplir leur mandat.
Nos gouvernements successifs ont parfaitement dénaturé notre travail en le soumettant aux impératifs capitalistes de productivité. Les objectifs du réseau de la santé et des affaires sociales sont totalement subordonnés à un cota de rencontres et d’appels par semaine. On a réduit l’immense part des soignantes dans le soulagement de la souffrance humaine à des colonnes de chiffres et des cases à cocher. Loin d’y remédier, les gouvernements successifs ne cessent de prélever leur comptant de chair et de sang à même les hommes et les femmes qui ont choisi d’aller au front de la misère et de la détresse.
Un échec relationnel, pas une usure de compassion
En choisissant ce genre de profession, toutes ces personnes soignantes ont accepté les risques terribles qui viennent avec. Leur travail est basé sur la relation et cette relation les engage. Parce que la relation à l’autre est au centre du travail des professions de relation d’aide, et que cette relation constitue le sens même du choix de cette profession, une intervenante incapable de contribuer à soulager la souffrance des personnes est elle-même souffrante. Pour elle, c’est un terrible échec relationnel et c’est grave puisque cette relation est la base de son travail.
Il faut arrêter d’appeler cela de l’usure de compassion. Parce que la compassion ne s’use pas! Mais le sentiment d’utilité, oui. Si beaucoup sont tombés au combat avant que quiconque ne les aide, il en reste encore beaucoup dont la souffrance est criante. C’est parce qu’on ne fait rien, que cette détresse se transforme en épuisement professionnel. Chacune « ravale » et continue, de peur qu’en en parlant, on ne la trouve faible ou incompétente.
La souffrance morale des soignantes
La souffrance des aidantEs est d’une nature morale; celle ne pas correspondre à l’idéal du soin qui est le leur; avec le sentiment qu’elles ne font pas ce qu’elles devraient faire ou du moins. Tout ce qu’il serait nécessaire de faire. Et elles doivent assister, impuissantes, à la détérioration de la vie des personnes qu’elles s’étaient engagée à aider. Mais pourquoi en parler? Ça donnerait quoi, de toutes façons? Ça ne changerait rien. Chaque jour elles font face, seules. Toutes, elles déploient depuis des années des trésors de créativités et d’imagination pour faire quelque chose avec rien. Tant de fois elles se sont remises en questions, elles et leurs pratiques, pour trouver comment continuer d’avancer avec les pieds entravés. Elles se font dire qu’elles souffrent d’usure de compassion, alors que c’est le système qui s’effondre sur leurs épaules.
Elles sont probablement le dernier rempart de nos communautés souffrantes. Derrière elles, c’est le vide d’une société qui a fait disparaître ses valeurs d’entraide et de solidarité. Travailleuses sociales, intervenantes en milieu communautaire, médecin, infirmières, enseignantes, psychoéducatrices. Dans les hôpitaux, les CLSC, les écoles, les centres jeunesse, les écoles; dans les centaines de ressources communautaires en santé mentale, en immigration, en employabilité, en réinsertion sociale, en éducation. Elles sont comme ces officiers dans les bateaux de sauvetage, qui tentent de colmater les voies d’eaux avec leurs mains et leurs pieds. Écartelées, elles savent que si elles laissent tomber, c’est tout le monde dans le bateau qui se noiera.
Qui soigne les soignantes? Encore les soignantes.
Il est urgent de retisser les liens de solidarité et d’accueil pour nous-mêmes et nos équipes; urgent de mettre ainsi fin au silence qui augmente encore davantage la souffrance.
Je vous vois et je vous honore. Parlez. On ne se laissera pas tomber, ok?
* Le féminin est utilisé pour alléger le texte, et ce, sans préjudice pour la forme masculine