Essayez d’imaginer pour un instant que vous êtes une enfant en difficulté. Vous vous réveillez le matin et pendant une minute vous êtes dans le bonheur d’une nouvelle journée. Mais soudainement, vous vous rappelez que c’est jour de classe aujourd’hui. Votre enthousiasme tombe à zéro. Comme une chape de plomb, le sentiment d’échec vous tombe dessus. Vous vous préparez pour une autre journée où vous ne comblez pas les attentes des adultes autour de vous.
Vos parents qui vous aiment vous encouragent, mais vous n’êtes pas une imbécile et vous savez bien qu’ils sont un peu déçus. Peut-être même pas mal déçus. Aujourd’hui encore, vous passerez huit heures à vous faire pointer vos difficultés du doigt. Toute une journée à supporter le regard de l’enseignante qui commence à se faire à l’idée qu’elle n’arrivera à rien avec vous. Vous êtes tellement décevante. On vous aime, bien sûr; mais quelque chose cloche chez vous qui fait de vous une anomalie.
Un échec. La tristesse vous submerge à cette pensée. Et vous la repoussez bien profondément dans votre cœur. De toute façon, ça fait un petit moment que vous avez arrêté de chercher comment faire pour vous soustraire à cette malédiction. Tellement de monde a « travaillé » sur vous! Tellement d’évaluations, de plans d’intervention, de tests, de rencontres dans le corridor ou dans un bureau avec l’orthopédagogue, la TSE, la directrice.
Enfant en difficulté et injustice
Non, vous ne voulez pas aller à l’école aujourd’hui. Vous ne voulez plus y aller depuis un bon moment maintenant. Mais vous êtes obligée d’y aller chaque jour de chaque semaine.
C’est en songeant à l’heure du dîner que vous trouverez la force de repousser les couvertures et poser vos pieds sur le sol. Pendant ces 50 minutes, vous pourrez enfin rire, ne plus songer à vos difficultés et vous amuser. Mais pas trop quand même parce que tout le monde vous connaît et vous a à l’œil. Le surveillant vous apostrophera pour un comportement que votre copain vient juste de faire sans se faire apostropher, lui. Vous êtes habituée, vous ne rouspétez même plus. L’injustice fait partie de votre vie quotidienne; c’est normal parce que vous n’êtes pas comme les autres.
C’est comme ça, c’est tout. Personne ne vous propose autre chose que l’école, de toute façon. Quand on vaut moins que les autres, c’est normal qu’on vous traite avec moins d’égard, non? Vous avez intégré cette idée. Même si parfois la colère que vous repoussez chaque jour remonte à la surface d’un coup et que vous l’exprimez. Bien sûr, c’est pire après. En plus d’être une enfant en difficulté, vous deviendrez une enfant avec des troubles de comportement. Et on « travaillera » en plus sur vos difficultés de comportements.
Enfin bonne dans quelque chose
Vous donneriez tout ce que vous avez pour être comme les autres. Tout. Même votre vélo de montagne. Même votre console de jeu. Vous donneriez tout pour que votre enseignante ne connaisse pas votre prénom dès le deuxième jour de classe. Vous donneriez tout ce que vous avez afin d’être enfin « bonne » dans quelque chose qui compte vraiment. Pas le dessin où vous excellez. Pas non plus le démontage et le remontage d’appareils électroniques dans lequel vous êtes si habile. Ni les blagues que vous racontez si bien que c’est toujours vers vous qu’on se tourne quand on veut s’amuser. Non. Quelque chose de vraiment utile comme ces choses que les adultes et l’école valorisent.
Bientôt, on utilisera vos champs d’excellence pour les transformer en privilèges. On vous privera de démonter la tondeuse que le voisin vous a donnée, jusqu’à ce que vos notes s’améliorent. On aura convaincu vos parents qu’ils doivent « être cohérents avec le plan d’intervention » à la maison. Ils croiront qu’il s’agit d’un système de motivation. Ces oasis qui vous permettaient de ne pas devenir folle vous seront retirés.
Pour votre bien en plus.
La colère ou la mort
Si vous êtes chanceuse, c’est la colère qui montera et vous direz des choses qu’on dit quand on est en colère, sans vraiment les penser. Mais ils auront été dits et comme vos parents, eux aussi, sont fatigués et démunis, peut-être ne pourront-ils pas accueillir cette colère pour l’appel à l’aide qu’elle est. Il y a bien des chances qu’ils la reçoivent comme des reproches qu’on leur fait et qui s’ajoutent à ceux qu’on sous-entend à chaque rencontre avec l’école. Cet épisode altèrera vos liens avec vos parents; vos derniers alliés, les gardiens de votre développement. Ceux qui vous aiment le plus et vous connaissent le mieux.
Si vous n’êtes pas chanceuse, quelque chose mourra un peu plus à l’intérieur de vous. Comme une flamme qui vacille et rapetisse parce que l’oxygène se fait de plus en plus rare. Puisque vous êtes une fille, on prendra votre apathie pour de l’obéissance. Tout le monde se réjouira de votre « engagement » dans le plan d’action. Vos parents qui vous aiment auront bien l’intuition de quelque chose. Mais peut-être ne seront-ils pas assez sûrs d’eux pour suivre cette petite voix. Et ce silence altèrera votre lien avec eux. Vos derniers alliés qui vous aiment de tout leur cœur.
Vos parents le sauront bien assez vite
Quand votre journée d’école sera terminée, vous rentrerez chez vous en espérant vainement que votre mère ne vous demande pas comment s’est passée la journée. Vous ferez de votre mieux pour minimiser la réalité. Vous ne lui direz pas que l’enseignante va l’appeler ni que vous avez eu 23 % dans votre examen. À quoi bon, elle le saura bien assez vite.
Non, vous ne lui direz rien pour jouir encore pendant quelques heures de ce regard lumineux qu’elle a sur vous quand « tout va bien ». Vous la ferez rire, juste pour voir ce sourire plein d’admiration qui éclaire son visage quand elle reprend son souffle.
Pendant un instant, votre vie sera illuminée et tout ira bien.
Si nous pouvions imaginer que nous sommes cette enfant en difficulté pour un seul instant, ne ferions-nous pas beaucoup de choses différemment?